« Lutte », une pièce de théâtre qui renverse le temps

Du 4 avril au 10 mai 2015 a lieu le
festival de théâtre de Séoul. Les pièces sélectionnées pour faire partie du
festival sont novatrices, sensibles, intelligentes. Elles n’hésitent pas à
aborder des sujets délicats, tels que le naufrage du navire Sewol (ayant fait plus
de 300 victimes le 16 avril 2014) dans le spectacle « Pièce autour du
Temps ». Tout en sensibilité, « Le salon de coiffure de Haeju » mis
en scène par Lee Gone, évoque la condition des aveugles et la manipulation des
femmes dans la société sud-coréenne.

Qui dit « sujet coréen délicat »
dit automatiquement « conflit Nord-Sud ». Voici un exemple de pièce
réussie traitant la situation d’un point de vue renversant : « Lutte »
(Ssireum), est un spectacle mis en scène par Park Jeong Seok, joué au Théâtre
de l’Est (Dongyang Yesul Geugjang), qui présente une situation d’après-guerre
originale.

Le début du spectacle nous plonge dans une
atmosphère inquiétante : la scène est enfumée, les lumières
sombres, la musique nous met dans l’attente et la scénographie laisse
notre curiosité en suspens. En effet, une plateforme circulaire inclinée est
installée au centre de la scène. On distingue une sorte de trappe au milieu de
cette plateforme. A cour, un arbre en papier suspendu flotte tant bien que mal.
A jardin, on distingue une entrée par laquelle déboulent deux soldats en
panique, Oungchi et Geonman. Ils montent sur la plateforme en passant par la
trappe.

Le premier acte se passe ainsi dans cette
cachette et nous laisse découvrir le lien qui unit ces deux jeunes personnages. Oungchi
prend soin de Geonman comme d’un frère : il risque sa vie en sortant de la
cachette pour lui rapporter de quoi manger, il lui apprend la lutte… Bien
qu’ils aient grandit côte à côte, leurs caractères sont très différents :
L’un est courageux, l’autre est peureux. L’un est actif, l’autre est meurtri
par ses pensées pour son village natal. L’un est puissant, l’autre
est mal dans sa peau. Et l’un va sortir de cette cachette pour retourner au
combat et disparaître, tandis que l’autre s’y terrera jusqu’à la fin de la
guerre, puis rentrera tranquillement au village, en s’attribuant toutes les
gloires qui ne lui appartiennent pas.

Le deuxième acte montre ainsi la vie qui
continue après la guerre, dans l’abandon de tout espoir concernant Oungchi. Le
village se fait à l’idée de sa mort. Geonman prend Soua, l’amour d’enfance
d’Oungchi, pour épouse. Tout le village rêve de partir pour la ville,
travailler à l’usine, et acclame comme le messie le patron d’usine qui vient
leur faire une telle proposition. Le personnage apparaît en haut du plan
incliné, sur fond de lumière rouge et de fumée. D’une manière générale, un
parallèle est ainsi installé entre les « racoleurs d’usine » du Sud
dans les années 60 et les représentants de l’Etat qui prônent un développement
industriel communiste au Nord. Dans les deux cas, le peuple est manipulé au
profit d’un conflit politico-orgueilleux de bureaucrates dont il n’a que
faire, et toujours divis
é en deux. En témoigne le père d’Oungchi, qui déja
meurtri par l’alcool, meurt de tristesse. Il ne peut pas assister au retour de
son fils, huit ans plus tard…

Dans le troisième acte, le jour inespéré et
redouté du retour d’Oungchi bouleverse le quotidien du village. Geonman devient
fou de jalousie devant l’admiration de Soua pour Oungchi, et la vérité qui se
rétablit peu à peu. Les deux frères de cœur qui partaient combattre main dans
la main s’adonnent finalement à une lutte acharnée « cœur contre cœur ».
Ce conflit, causé par l’orgueil, la jalousie, le traumatisme et tant de haine
accumulée durant la guerre est mis en parallèle avec la situation actuelle
entre le Nord et le Sud, sauf que l’on ne sait pas explicitement qui est du
Nord et qui est du Sud. La vision verticale du conflit « Nord/Sud »
est renversée pour rappeler que le conflit n’est pas fini, et qu’il est dans
tous les sens : Sud/Nord, Est/Ouest, Ouest/Nord, etc. D’ailleurs,
« La guerre n’est pas fini. Ce n’est que le début de la guerre. » dit
la mère de Soua à sa fille qui observe les deux hommes se battre. Geonman y
mettra cependant fin en étranglant Oungchi de ses propres mains. On peut y voir
plus largement l’image des deux frères coréens qui partaient lutter contre
l’envahisseur japonais, et une fois leur but atteint, se livrent à une guerre
fratricide.

La dernière image est l’une des plus
déstabilisante : Geonman, une vingtaine d’années plus tard est devenu le
père de famille sud coréen exemplaire. Sur un ton des plus calmes qui lui était
jusque là contre nature, il transmet la lutte (image de la haine de son propre
frère) à son fils, qui la transmettra sûrement à son tour aux générations qui
succèdent.

Le personnage d’Oungchi est des plus
complexes. Il nous met face à notre ignorance concernant le Nord. Qui est le
vrai héros de cette guerre ? Y a-t-il un héros alors que le pays est encore
séparé ? Dans la logique de renversement de la connaissance commune,
Oungchi peut représenter Kim Il Sung (héros de la résistance anti-japonaise,
renié par toute une partie du peuple). Geonman, quant à lui, peut représenter
les dictateurs du Sud qui ont voulu écraser cette vérité pour leur propre pouvoir,
quitte à diviser davantage le peuple.

D’un autre côté, on ne sait pas ce qu’Oungchi
a fait pendant huit ans. Il se contente de répondre qu’il a fait « la
guerre » (mais la guerre de Corée a duré 3 ans). Nos connaissances du
temps et des événements sont bouleversées. Les dates de la guerre sont
imprécises, floues, changées, et invitent le spectateur à réfléchir sur la
vérité de la situation présente. La guerre de Corée n’est pas finie, et la
société en témoigne au quotidien.

Un autre élément de mise en scène nous
laisse perplexe : la vache, interprétée par un comédien masqué, est témoin
de toute l’histoire et dans l’incapacité d’agir. Elle nous renvoie à notre
image personnelle : un
œil extérieur qui ne peut que meugler dans le vent
et obéir sagement.